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ça sent le lait de chèvre
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ça sent le lait de chèvre
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6 septembre 2007

[texte]

Au cas où...
Petit lexique illustré des mots mongols avant de lire le texte.

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"ger" c'est ce qu'on appelle généralement yourte, l'habitat nomade traditionnel. "ger" est le mot mongol, tandis que "yourte" est un mot d'origine russe.


2007_Marine_s_pictures_162


"deel" : il s'agit du vêtement traditionnel encore porté par certaines personnes (agées ou non) dans les campagnes, ou pendant les fêtes. Un genre de grand manteau qui se porte avec une ceinture.

      

   

" J'en ai connu, des comme toi. Des grandes, des belles, des plus vaillantes que toi. La dernière c'était il y a deux ans. Elles sont parties seules dans la steppe, elles ont marché un peu, et quand elles sont revenues, elles avaient les yeux tout hagards et elles allaient tout doucement, elles disaient qu'elles avaient vu une petite fille avec un bracelet jaune. Je sais pas ce qu'elles avaient avec le bracelet jaune, mais elles en ont toutes parlé. Elles avaient plus toute leur tête, elles disaient qu'elles avaient perdu leur vie dans la steppe, mais moi je sais bien que c'était seulement quelques heures.
    Et puis là, pouf, elles sont tombées. Presque toutes au même endroit que celle d'avant il y en a une qui est allée jusque là mais c'est tout.   
    Moi je les ai toutes vues, forcément, j'habite à l'entrée du village, je vois arriver tout le monde. Sauf ceux qui viennent dans l'autre sens, mais c'est rare.   
    Ça m'étonne que les jeunes filles osent encore sortir toutes seules. Un jour si ça continue, y'en aura plus, de jeunes filles, avec cette histoire. C'est pour ça que je me mets là, quand je vois passer une fille je lui parle, je la préviens. C'est important les filles, dans une village ! T'as déjà vu un village sans filles ? Il tiendrait pas le coup, et les hommes non plus tiendraient pas.
    Alors, tu vas faire demi-tour ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que vous avez toutes, à sortir comme ça ? Y'a tout ce qu'il faut ici, pas besoin d'aller vous promener. Si c'est pour prier, vous pouvez le faire n'importe où, la montagne sacrée de toute façon vous pouvez pas y monter, vous pouvez juste la regarder. On la voit vachement bien d'ici.
    Hoy, ça se fait pas de partir comme ça ! Je te cause !
    T'as un petit ami toi ? T'as des parents ? Non, pour que je sache à qui annoncer la nouvelle quand tu t'écrouleras à mes pieds.
    C'est ça, bon vent !"

     Il fait froid, le vent passe à travers tout. Je suppose qu'avec un deel je serais mieux mais on n'en porte plus trop au village depuis un bout de temps. Ce vieux râleur en avait un… qu'est-ce qu'il me voulait, lui avec ses histoires ? Je marche si je veux, je steppe, j'aime bien stepper, c'est comme ça. J'aime la terre, j'aime le vent même froid, j'aime le ciel grand ouvert. Et puis oui, j'ai un petit ami. Il conduit des jeep. Il aime ça lui aussi, stepper, mais il le fait en voiture. Entre ici et la capitale il connaît des tas d'endroits, des tas de vues, il promène des gens tous serrés et quand il fait une pause il aime bien les voir s'étirer au milieu du paysage. Il dit que lui, quand il s'arrête il s'étire la vision, plus obligé de regarder devant lui les bosses et les cailloux menaçants qu'il évite presque toujours.   
    Il revient fatigué, il dort et il repart. Il me manque, alors quand je marche je pense à lui, souvent souvent. Ma mère dit que marcher comme ça au milieu de rien, c'est inutile. Peut-être qu'elle n'a pas besoin de penser, elle. Moi j'aime bien être toute seule, voilà.     Oh tiens, il y a une ger ici ? A cette distance du village, c'est bizarre. C'est peut-être la ger où vit la fameuse petite fille au bracelet jaune. Il faut bien qu'elle habite quelque part, si elle est bien réelle.
    Elle est réelle, elle vient de sortir. Je vois son bracelet jaune, pourtant elle est assez loin. Je ne vois même pas son visage.
    C'est vraiment très étrange. Je devrais peut-être partir, mais maintenant qu'elle m'a vue, ce serait impoli. 
    Elle m'a invitée, alors j'entre dans sa ger, il y a du feu dans le poêle, c'est tellement agréable. Le sol est recouvert de tapis, je vois des tabourets mais je préfère m'asseoir sur le matelas en laine. Il y a beaucoup de meubles orange, avec de jolies décorations, et les statuettes de l'autel, au pied du miroir, sont vraiment très fines. J'ai envie de les attraper.
    Du thé chauffe encore sur le poêle, elle m'en sert un bol. Il sent bon, il est brûlant.
    Où sont ses parents ? Où est le bétail ? Il n'y a même pas un chien.
    Elle allume la télé, il y a un clip. C'est drôle, je n'ai pas remarqué de parabole à l'extérieur.
    La musique du clip est étrange, on dirait des bruits de voix mélangés. Et les images… mais c'est moi ! C'est moi avec mes amies, moi qui me maries, moi avec des enfants, moi qui ris, qui pleure, qui croque un bout de fromage, qui suis malade, qui cours après une chèvre, c'est moi qui fais toutes sortes de choses en vieillissant toujours plus. Je suis triste, affreusement triste, et puis morne, et puis heureuse, et puis énervée, et puis calme, je ressens toutes les émotions d'une vie les unes après les autres et ça ne veut plus s'arrêter, je sens passer les événements mais c'est tellement rapide que je ne peux plus les voir. Il y a toutes sortes de moments, ceux dont j'avais rêvé de profiter un jour et qui filent et sont déjà loin, les moments qui n'ont l'air de servir à rien, et puis il y a les plus terribles qui m'assomment et me blessent les uns après les autres.
    Ma vie, c'est toute ma vie qui se déroule, et quand enfin ça se termine, je suis jetée dans un corps tout frêle, tout moisi, tout d'un coup. J'ai tant de souvenirs en tête, je connais tant de choses, moi qui étais là vide et vierge. Je suis toujours assise par terre. Je regarde la petite fille, avec ses cheveux si longs que même pliés et repliés ils lui arrivent encore plus bas que le bassin. Ils ont la longueur de plusieurs vies.
    Elle s'occupe d'un truc, un magnétoscope je crois. Elle appuie sur un bouton et une cassette sort. C'est ma vie, j'en suis sûre. Elle a enregistré ma vie.
    Mes yeux sont fatigués d'avoir tout vu. Elle me prend la main, me relève, et me tire dehors. Je n'ai même pas bu mon thé. Elle me pousse dans le dos et alors, je marche. Je rentre au village, qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
    Je suis fatiguée, fatiguée. Je n'ai mal nulle part, pourtant je marche tout doucement. Mon énergie est ridiculement faible, chaque geste l'épuise chaque pas. Mon âme est lourde d'endurance et pèse sur tout le reste, c'est sans doute ça.
    Je pense que mon cerveau va s'arrêter bientôt. Un cerveau, c'est fait pour tenir une existence. On ne peut pas vivre deux fois, non, trop éprouvant.
    Revoilà le vieux. Je me demande bien ce qu'il pense, est-ce qu'il est content d'avoir eu raison, ou déçu de perdre encore une fille du village ?

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Commentaires
I
Bienvenue au pays des sortilèges....
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