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Au cas où...
Petit lexique illustré des mots mongols avant de lire le texte.
"ger" c'est ce qu'on appelle généralement yourte, l'habitat nomade
traditionnel. "ger" est le mot mongol, tandis que "yourte" est un mot
d'origine russe.
"deel" : il s'agit du vêtement traditionnel encore porté par certaines personnes (agées ou non) dans les campagnes, ou pendant les fêtes. Un genre de grand manteau qui se porte avec une ceinture.
" J'en ai connu, des comme toi. Des grandes, des belles,
des plus vaillantes que toi. La dernière c'était il y a deux ans. Elles sont
parties seules dans la steppe, elles ont marché un peu, et quand elles sont
revenues, elles avaient les yeux tout hagards et elles allaient tout doucement,
elles disaient qu'elles avaient vu une petite fille avec un bracelet jaune. Je
sais pas ce qu'elles avaient avec le bracelet jaune, mais elles en ont toutes
parlé. Elles avaient plus toute leur tête, elles disaient qu'elles avaient
perdu leur vie dans la steppe, mais moi je sais bien que c'était seulement
quelques heures.
Et puis là,
pouf, elles sont tombées. Presque toutes au même endroit que celle d'avant il y
en a une qui est allée jusque là mais c'est tout.
Moi je les
ai toutes vues, forcément, j'habite à l'entrée du village, je vois arriver tout
le monde. Sauf ceux qui viennent dans l'autre sens, mais c'est rare.
Ça m'étonne
que les jeunes filles osent encore sortir toutes seules. Un jour si ça
continue, y'en aura plus, de jeunes filles, avec cette histoire. C'est pour ça
que je me mets là, quand je vois passer une fille je lui parle, je la préviens.
C'est important les filles, dans une village ! T'as déjà vu un village sans
filles ? Il tiendrait pas le coup, et les hommes non plus tiendraient pas.
Alors, tu
vas faire demi-tour ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que vous avez toutes, à sortir
comme ça ? Y'a tout ce qu'il faut ici, pas besoin d'aller vous promener. Si
c'est pour prier, vous pouvez le faire n'importe où, la montagne sacrée de
toute façon vous pouvez pas y monter, vous pouvez juste la regarder. On la voit
vachement bien d'ici.
Hoy, ça se
fait pas de partir comme ça ! Je te cause !
T'as un
petit ami toi ? T'as des parents ? Non, pour que je sache à qui annoncer la
nouvelle quand tu t'écrouleras à mes pieds.
C'est ça,
bon vent !"
Il fait
froid, le vent passe à travers tout. Je suppose qu'avec un deel je serais mieux
mais on n'en porte plus trop au village depuis un bout de temps. Ce vieux
râleur en avait un… qu'est-ce qu'il me voulait, lui avec ses histoires ? Je
marche si je veux, je steppe, j'aime bien stepper, c'est comme ça. J'aime la
terre, j'aime le vent même froid, j'aime le ciel grand ouvert. Et puis oui,
j'ai un petit ami. Il conduit des jeep. Il aime ça lui aussi, stepper, mais il
le fait en voiture. Entre ici et la capitale il connaît des tas d'endroits, des
tas de vues, il promène des gens tous serrés et quand il fait une pause il aime
bien les voir s'étirer au milieu du paysage. Il dit que lui, quand il s'arrête
il s'étire la vision, plus obligé de regarder devant lui les bosses et les
cailloux menaçants qu'il évite presque toujours.
Il revient
fatigué, il dort et il repart. Il me manque, alors quand je marche je pense à
lui, souvent souvent. Ma mère dit que marcher comme ça au milieu de rien, c'est
inutile. Peut-être qu'elle n'a pas besoin de penser, elle. Moi j'aime bien être
toute seule, voilà. Oh tiens,
il y a une ger ici ? A cette distance du village, c'est bizarre. C'est
peut-être la ger où vit la fameuse petite fille au bracelet jaune. Il faut bien
qu'elle habite quelque part, si elle est bien réelle.
Elle est
réelle, elle vient de sortir. Je vois son bracelet jaune, pourtant elle est
assez loin. Je ne vois même pas son visage.
C'est vraiment
très étrange. Je devrais peut-être partir, mais maintenant qu'elle m'a vue, ce
serait impoli.
Elle m'a
invitée, alors j'entre dans sa ger, il y a du feu dans le poêle, c'est
tellement agréable. Le sol est recouvert de tapis, je vois des tabourets mais
je préfère m'asseoir sur le matelas en laine. Il y a beaucoup de meubles
orange, avec de jolies décorations, et les statuettes de l'autel, au pied du
miroir, sont vraiment très fines. J'ai envie de les attraper.
Du thé
chauffe encore sur le poêle, elle m'en sert un bol. Il sent bon, il est
brûlant.
Où sont ses
parents ? Où est le bétail ? Il n'y a même pas un chien.
Elle allume
la télé, il y a un clip. C'est drôle, je n'ai pas remarqué de parabole à
l'extérieur.
La musique du
clip est étrange, on dirait des bruits de voix mélangés. Et les images… mais
c'est moi ! C'est moi avec mes amies, moi qui me maries, moi avec des enfants,
moi qui ris, qui pleure, qui croque un bout de fromage, qui suis malade, qui
cours après une chèvre, c'est moi qui fais toutes sortes de choses en
vieillissant toujours plus. Je suis triste, affreusement triste, et puis morne,
et puis heureuse, et puis énervée, et puis calme, je ressens toutes les
émotions d'une vie les unes après les autres et ça ne veut plus s'arrêter, je
sens passer les événements mais c'est tellement rapide que je ne peux plus les
voir. Il y a toutes sortes de moments, ceux dont j'avais rêvé de profiter un
jour et qui filent et sont déjà loin, les moments qui n'ont l'air de servir à
rien, et puis il y a les plus terribles qui m'assomment et me blessent les uns
après les autres.
Ma vie,
c'est toute ma vie qui se déroule, et quand enfin ça se termine, je suis jetée
dans un corps tout frêle, tout moisi, tout d'un coup. J'ai tant de souvenirs en
tête, je connais tant de choses, moi qui étais là vide et vierge. Je suis
toujours assise par terre. Je regarde la petite fille, avec ses cheveux si longs
que même pliés et repliés ils lui arrivent encore plus bas que le bassin. Ils
ont la longueur de plusieurs vies.
Elle
s'occupe d'un truc, un magnétoscope je crois. Elle appuie sur un bouton et une
cassette sort. C'est ma vie, j'en suis sûre. Elle a enregistré ma vie.
Mes yeux
sont fatigués d'avoir tout vu. Elle me prend la main, me relève, et me tire
dehors. Je n'ai même pas bu mon thé. Elle me pousse dans le dos et alors, je
marche. Je rentre au village, qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
Je suis
fatiguée, fatiguée. Je n'ai mal nulle part, pourtant je marche tout doucement.
Mon énergie est ridiculement faible, chaque geste l'épuise chaque pas. Mon âme
est lourde d'endurance et pèse sur tout le reste, c'est sans doute ça.
Je pense
que mon cerveau va s'arrêter bientôt. Un cerveau, c'est fait pour tenir une
existence. On ne peut pas vivre deux fois, non, trop éprouvant.
Revoilà le
vieux. Je me demande bien ce qu'il pense, est-ce qu'il est content d'avoir eu
raison, ou déçu de perdre encore une fille du village ?