Mettre en mots
D'abord, j'ai voulu faire du piano. J'ai appris en dilettante, mais je
n'étais pas mauvaise. Je me suis arrêtée à Chopin. Trop fort, trop
d'émotions. Je suis fragile, et Chopin m'envoyait valser aux confins de
mes sentiments. Je me faisais pleurer toute seule, et puis je restais
là à me demander comment mes propres mains pouvaient me retourner
autant. J'ai failli me briser, alors j'ai arrêté.
J'ai essayé d'écrire. J'aimais bien, ça suscitait toute sorte de
courants en moi, parfois ça me calmait, parfois me hérissait. Mais
personne ne comprenait ce que je produisais. Je me suis lassée.
Je suis partie, du coup. Je ne savais plus trop quoi faire pour
remuer mon intérieur, j'ai décidé de voir des trucs bizarres, des trucs
énormes, qui me surprendraient. J'ai pris le chemin de la Mongolie.
Pourquoi la Mongolie ? Pas par hasard, ni par choix délibéré. Comme ça.
Je ne savais rien de la Mongolie.
J'ai découvert une capitale un peu hirsute, agitée et sereine à
la fois. Une ville qui ne s'en faisait pas trop, des voitures dans tous
les sens, des gens qui tendaient le bras pour les arrêter, des piétons
qui couraient pour sauver leur vie ou marchaient téméraires, des gens
en retard qui allaient lentement, des discount, des shorts très courts,
des hommes et des femmes avec un téléphone ou un pèse-personne, un
congélateur…
Et des occidentaux, beaucoup trop nombreux, beaucoup trop laids
par comparaison. Entassée dans une jeep, j'ai fui. J'étais avec des
amies, quatre. Laissant notre sueur dégouliner partout, nous cognant
les unes aux autres à longueur de journée, criant, riant, râlant,
pissant en rang, fustigeant celle qui pouvait dormir, nous traversions
une étendue immense et changeante, magnifique, magnifique, à s'en
manger la chair, et des ciels d'étoiles par milliards. Notre driver
solide et beau comme son prénom, et son ami, arroseur de jeep à ses
heures, interprète mongol-pantonyme, nous attendrissaient à chaque
geste, à chaque parole qu'ils tentaient de nous faire comprendre.
Un autoradio et des cassettes. Des chants français, des chants mongols. Shampoing sec et shampoing glacial.
Puis nous sommes arrivées et il y avait des gens, des gers, des
magasins. Il y avait un accueil réfléchi et attentionné. Nous marchions
à cinq, presque toujours à cinq, dans des rues démesurées, de poussière
bordée d'ordures, et l'on nous suivait du regard.
Nous logions dans une école au plancher jaune, comme tous les
planchers. Nous avions notre pièce, désorganisée, pleine de biscuits et
de pastèque, de linge pendu, de lainasses et d'un tableau où l'on
voulut nous dire adieu.
Et bientôt l'école fut pleine d'enfants et de musiques.
D'instruments dont nous étions fières. Nous jouions, nous dansions,
nous apprenions et transmettions. Il y eut de la vie autour de nous,
hurlante, chantante. Nous avions notre fatigue, mais la force de trois
années.
Nos commodités : un puits, une louche, des feuillées géantes.
Nous mangions des pirates et des étoiles, des crottes aussi, des
biscuits rouges ou violets, des seins de riz, nous mangions du gras et
du mouton, et de la chèvre, une fois. Et nous buvions du чай jusqu'à
vouloir le vomir ou ne plus s'en passer. Et un genre de fromage.
Vêtus d'une culotte, de bottes et d'un gilet bizarre, d'un
chapeau, nous vîmes des hommes lutter, des gros contre des maigres, et
puis certains en jean. La plupart en fait.
A la fin, il y eut le concert. Nous chantâmes, nous dansâmes,
nous jouâmes, nous portâmes des costumes, dont il fallait parfois se
débattre pour s'extraire. Nous accomplîmes. Nous reçûmes. Nous fûmes
photographiées avec qui voulait, 5 secondes chacun, allez hop.
Il y eut une rivière, des gués périlleux et des lessives marron,
il y eut un savon qui parvint à conquérir sa liberté. Il y eut des
amitiés. Il y eut un soir tranquille où nous devions nous préparer à
tout quitter.
Des adieux, des bises et des bêtises.
Une jeep dont nous ne voulions pas qu'elle nous ramène, et pas si vite Une rencontre imprévisible.
L'attente d'un bus bondé et d'un rover moot complètement biscornu,
qui nous prit par surprise. Des scouts sans trop de repères ni
d'uniformes qui tentaient de construire quelque chose. Une interprète
attentionnée dont le prénom nous était un monde de souvenir. Et qui
nous laissa un message filmé.
Un aéroport, encore, humide d'au revoir. Des bagages – trop
lourds ? – une tube de crème solaire, un anniversaire, un cockpit, des
repas.
Et soudain les gens nous comprenaient, les inscriptions étaient
françaises et les routes étaient plates. Soudain nous étions rentrées.
Je fus seule avec quelques objets et la tête pleine de grandiose.
Pleine d'un ciel bleu. Vide. Je manque, je bée.
Repartir, repartir. Il n'y a plus que ça. Le reste est dérisoire. Même jouer ou écrire ne me remplissent pas, même apprendre.
Mais je suis petite dans ce monde, où puis-je aller avec mes
jambes ? Pas loin, à peine au bout d'une ville, et encore, ça me
fatigue. C'est tellement gratuit, les jambes, ce serait trop facile si
on pouvait aller loin là-dessus.
Je trouverai un moyen, en attendant j'attends.